david in winter

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Editeur. Ecrivain. Dilettante

samedi 31 août 2013

Naturalisations : la catastrophe



   D'un geste rageur, M. Lucien Durand envoya le journal vers la table basse voisine de son fauteuil et sa mauvaise humeur s'accrut en constatant que, sous la violence de l'expédition, le journal était allé au-delà de la table et avait achevé son vol sur le tapis orné de motifs celtiques.
   M. Lucien Durand n'aimait pas le désordre, et c'était un désordre que ces pages imprimées éparpillées au milieu de la pièce à vivre, un autre jour, il eût attendu que son épouse le rejoignît, et elle n'eût pas manqué, avant de venir s'asseoir sur la chaise voisine, de se baisser pour prendre l'objet incongru, le replier soigneusement et le placer doucement dans la corbeille, mais, comme chaque samedi matin, Mme Durand s'en était allée au marché, et évidemment elle y rencontrerait des connaissances, s'abandonnerait à des papotages futiles sur des histoires de femmes, M. Durand soupira, il craignait qu'il n'eût plus comme ressource que de se lever, marcher, se courber, ramasser...
    --Salauds!, murmura-t-il, salauds avec un s , et c'est ce s signe de pluriel qui avait fait naître en lui cette indignation responsable de l'imprécision de son lancer, ce s qui prouvait que, comme il venait de le lire, ce n'était pas seulement un étranger qui avait reçu le bienfait de la naturalisation, mais plusieurs, et même , rien que pour le dernier semestre, et à en croire ce que M. Lucien Durand avait lu, mais sans vraiment accepter d'y croire tant la chose était autant monstrueuse qu'ignoble... plusieurs dizaines de milliers!
   -- Salauds d'étrangers! , poursuivit-il à mi-voix, comment peuvent-ils oser !
   Ses ancêtres, à lui, Lucien Durand, avaient-ils jamais été naturalisés ?
   Ses ancêtres qui, dans les forêts que l'on nommerait arvernes et où gambadaient mammouths et tigres-sabre, défrichaient le sol de leurs mains calleuses pendant que leurs épouses allaitaient leurs petits en plumant des ptérodactyles ( comme le lui avait montré un documentaire d' Arte ), ses ancêtres qui, après avoir versé leur sang pour repousser en brandissant leur meurtrière framée les envahisseurs huns, sarrasins et anglois, s'étaient brisé l'échine pour poser bloc de pierre sur bloc de pierre afin que s'élevassent dans le ciel de la patrie les flèches des cathédrales, et qui s'étaient redressés pour couper le cou d'aristocrates descendant des hordes venues de Germanie !
  Ses ancêtres qui, le fusil dans une main et la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen  dans l'autre, avaient apporté la civilisation à une multitude de sauvages vêtus de peaux de bêtes et tintinnabulant de gri-gris et amulettes...
   Dans ses veines de souche, le sang de M. Durand bouillonnait, son sang, rouge, et non bronzé, jaune ou noir comme celui des Zotres, ainsi que, preuve indubitable de l'existence d'une race blanche, son sperme était blanc comme le lait d'une tendre brebis de chez nous, alors que le sperme des Zotres était... mieux valait ne pas penser à cette sombre horreur.
   Et son sang bouillonnait car la gazette lui avait appris que les métèques naturalisés avaient été dispensés de tout examen attestant leurs connaissances en orthographe, arithmétique, histoire et géographie, toutes matières que l'enfant du terroir et futur citoyen maîtrisait par la seule grâce de sa naissance, au point qu'il avait été jugé inutile d'en dispenser plus avant  l'enseignement dans les écoles et universités.
    Mais dans la conscience de M. Lucien Durand se frayait une pensée...à ce rythme, bientôt, tous les étrangers seraient naturalisés et alors... alors, il n'y aurait plus d'immigrés !
    M. Durand frémit à cette perspective, et même trembla....
    Plus d'immigrés...Contre quoi, contre qui pourrait-il alors râler en buvant son pastis au Café des Sports avec ses amis, Luigi , le maçon, Geza, l'architecte, Pablo, le mécanicien, et  Vladimir le peintre?

10 commentaires:

  1. Réponses
    1. Ce n'est pas un article, ce qui ferait de l'auteur un journaliste, mais un billet.

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  2. "Tintinnabulant"plutôt, non ?

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  3. Contre qui ? Ah j'aurais bien une idée...quand même...clin d'oeil à Manuel Valls.

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  4. Mais qu'avez-vous donc contre le pastis ? Je vous trouve très stigmatisant envers cette brave boisson si française !

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    1. Ce texte ne contient pas le moindre mot contre cette boisson, pourtant parfois employée pour confectionner le breuvage nommé "tomate".

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  5. Contre quoi, contre qui pourrait-il alors râler en buvant son pastis au Café des Sports avec ses amis, Luigi , le maçon, Geza, l'architecte, Pablo, le mécanicien, et Vladimir le peintre?

    A "l'Européen bar" si j'en crois les prénoms.

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  6. Ce texte me rappelle un sketch de Fernand Raynaud pour la boisson, il y a aussi , le perroquet, la feuille morte et la mauresque avec du sirop d'orgeat.

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  7. Je vois bien qu'à travers ce billet vous tentez de ridiculiser ceux qui auraient quelque chose contre l'empaillage, louable pratique.Le naturalisé semble garder un aspect de vie, j'en conviens; Cependant il perd son âme et, d'être vivant, il tend à devenir un ramasse-poussière.

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